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Les Classifications techniques (3 parties)

Le Gokyō - Partie 1/3

五教


Gokyō

Introduction
 

    Il existe différentes manières de classer les techniques au Judo, que ce soit selon des catégories physiques (techniques de hanche, de pieds, etc.), ou de manière plus pédagogique (Gokyō). Dans cet article, nous nous intéresserons à ce dernier. Malheureusement tombé dans l’oubli, il dépasse néanmoins la simple classification technique.
La classification par catégories sera également abordée, afin de ne pas oublier les techniques au sol qui n’apparaissant par dans les Gokyō. - En effet, il existe plusieurs Gokyō.

Gokyō (五教)

Etymologie

   Composé de deux caractères, Go 五 (cinq) et kyō 教 (ici, enseignement), on peut le traduire par « les cinq enseignements ». D’après Kaichiro Samura (futur 10ème dan), il est considéré comme le Tora no maki1  du judo. Aujourd’hui, il est davantage connu comme un répertoire de techniques.

Définition

    Le gokyō est la classification d’un ensemble de techniques de projection (nage-waza). Il est composé de 5 séries nommées kyō (教) « enseignement ». La première série est appelée dai-ikkyō (第一教), la seconde dai-nikyō (第二教), puis dai-sankyō (第三教), dai-yonkyō (第四教) et dai-gokyō (第五教).
Comme indiqué dans l’introduction, il existe en fait deux gokyō : Un originel puis une modification.

La première version à été créée en 1895 par plusieurs élèves de Jigorō Kanō, avec son accord pour diffusion. Tous deviendront 10ème dan.
- Yokoyama Sakujirō (5ème dan lors de la mise en place du gokyō puis premier 8ème dan de l’histoire du judo),
- Yamashita Yoshitsugu (alors 5ème dan),
- Nagaoka Shūichi (2ème dan à l’époque).

Ce premier gokyō est composé de 41 techniques, réparties en groupe de 7 techniques, pour les trois premières séries, et de 10 techniques pour les séries 4 et 5. En 1911, une technique supplémentaire (tsurikomi goshi) sera ajoutée à la 5ème série pour former un ensemble de 11 techniques. Le gokyō portera alors le nombre total des techniques à 42.
Pourquoi 42 techniques ? La réponse se trouve dans les mots de Kaichiro Samura : « Il n’y avait pas de raison spéciale, mais comme en sumo, il y avait quarante-huit techniques, on a décidé que ce serait à peu près pareil ».

Nous l’avons déjà évoqué, la seconde version du gokyō est une révision du premier. Cette modification à eu lieu en 1920 c’est à dire 25 ans après la création de la première version. Ce sont, à nouveau, les élèves de Kanō qui furent chargés de refondre le gokyō :
- Nagaoka Shūichi (8ème dan),
- Mifune Kyūzō (6ème dan qui deviendra 10ème dan, un des judokas les plus connu de l’époque de Kanō),
- Murakami Kunio (5ème dan),
- Oda Tsunetane (futur 9ème dan, un des maîtres du kosen judo reconnu pour son excellence au sol),
- Hashimoto Masajirō (futur 9ème dan) Il fut publié dans la revue Yūko no katsudō après accord de Kanō.

Entre les deux versions du gokyō, 8 techniques disparaissent et 6 apparaissent.
Les 5 séries seront conservées mais le nombre de techniques à l’intérieur sera modifié. Ainsi, les cinq séries contiennent désormais 8 techniques chacune, portant le nombre de techniques à 40 au total.

Tableau gokyo 1895
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Les gokyō: de simple listes?

    Au-delà de la classification, ce qui parait être au premier abord, une simple liste de techniques, semblerait avoir été étudié en détail et avoir une logique incontestable que nous allons tenter d’appréhender.  

Tout d’abord, il est important de remarquer que 3 judoka (Yamashita, Nagaoka et Murakami) ont participé à l’élaboration des deux gokyō, ce peut expliquer la logique développée dans sa rédaction. Mais sur quelle base est définie cette classification ?

Le gokyō aurait été développé selon deux points de vue : Celui de Tori et bien sûr, celui de Uke. Pour rappel, ils sont composés de 5 groupes incluant chacun un certain nombre de techniques. Ces groupes ont été élaborés en plaçant les techniques les plus simples en premier, puis les plus difficiles en dernier. Ainsi, le 1er kyō est celui qui représentera le moins de difficultés pour le pratiquant. Le 5ème kyō sera celui qui en présentera le plus.

Au sein de chaque groupe, l’ordre des techniques a également une logique. En effet, le gokyō, semble avoir été mis en place afin de donner aux pratiquants, une base de travail pour les randoris.
Dans la revue Yūko no katsudō2  de février 1919, les créateurs du gokyō expliquent à ce propos : « Il faut réfléchir sa pratique pour qu’une fois le kuzushi obtenu, si on ne parvient pas à projeter avec une technique, pouvoir passer aussitôt à la suivante et qu’ainsi, en enchainant technique après technique, on finisse par faire tomber ».

Les techniques étaient positionnées de manière à s’enchainer les unes avec les autres. Les techniques devaient donc être apprises, non pas une par une, mais en groupe. Cette méthode offre ainsi une dynamique d’enchainement. Si uke esquive, tori peut pratiquer la technique suivante, s’il esquive encore, tori passe à la troisième, et ainsi de suite, dans la logique d’une mise en situation de randori.
Une réflexion fut également menée sur un relatif équilibre entre les familles de techniques, afin de développer le physique, sans pour autant perdre en efficacité.

Jusqu’à maintenant, nous avons évoqué le point de vue de tori. Pourtant, le rôle de uke n’a pas été oublié. En effet, on constate que la majorité des techniques des 3 premiers kyō sont des techniques de jambes et de hanches. Ceci, afin que les ukemi (brise-chutes) puissent être appris et maitrisés en toute sécurité. Ce sont des techniques avec des petites amplitudes (ashi waza) ou un très fort contrôle (koshi waza), qui permettent alors une grande maîtrise des actions effectuées.

Tableau gokyo 1920
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La première version du gokyō a donc été minutieusement réfléchie, afin d’apporter une plus value et une aide au pratiquant. Mais alors, pourquoi une seconde version a-t-elle été réalisée ? Nous allons le voir, il s’agit principalement d’une réponse aux évolutions de l’époque.

Le premier gokyō contient un grand nombre de techniques. On peut citer o soto gari, ashi barai, o soto otoshi, seoi nage, tomoe nage, sukui nage, yoko wakare, obi otoshi ou encore tsuri goshi, qui provenaient d’écoles de jujitsu (comme l’école Yōshin, Tenjinshinyō ou encore Kitō). Cependant, ces écoles se concentraient davantage sur les atémi et le travail au sol.

A l’époque, le judo est encore tout récent (13 ans à la parution du gokyō). Au fil du temps, les fondateurs du gokyō ont pu définir quelles étaient les techniques adaptées et celles qui ne l’étaient pas ou plus, notamment celles reprises des anciennes écoles de jujitsu.

Voilà ce qui apparait dans le texte explicatif du gokyō de 1920:
« Suivant les tendances du temps, les techniques progressent et évoluent et, si certaines apparaissent, d’autres en viennent progressivement à être moins utilisé; ».

Une autre raison à conduit vers ce changement. Se basant sur les évolutions du judo, le pragmatisme de la pratique ainsi que sa consolidation, le gokyō de 1920 se voulait plus « pédagogique ». A l’instar du gokyō de 1895 mais de manière plus prononcée, on retrouve majoritairement, dans les 3 premiers kyō, des techniques de pieds/jambes (ashi waza) et de hanche (koshi waza). Des techniques qui ont fait la renommée du Kōdōkan. D’ailleurs au Judo, tout part des hanches!
Pour aller plus loin, les ashi waza devaient permettre de donner du mouvement et de maîtriser les distances et le rythme. Les koshi waza faisaient travailler la posture.
Ces 3 kyō ont été construits comme un socle, que tout pratiquant devait maîtriser. Les 4ème et 5ème kyō étaient abordés quand la maîtrise était suffisante, car les techniques étaient jugées plus dangereuses et difficiles à apprendre.
Comme dans le premier gokyō, ces techniques, de par leur nature, permettaient aussi d’appréhender les ukemi (brise-chutes) en toute sécurité, comme expliqué plus haut.

Après analyse, la logique des gokyō semble évidente. On comprend alors son intérêt pour les randori. Néanmoins, n’y a-t-il pas des raisons plus profondes qui ont influées sur la nécessité de créer ces gokyō?

Les raisons de sa création

    D’après Yves Cadot3, il y existe au moins trois raisons qui expliqueraient la création du gokyō. La première est une augmentation de la pratique des arts martiaux après la guerre sino-japonaise. Elle serait liée à la création de la Butokukai4  en 1895, la même année que le premier gokyō. Cette Association du martial et de la vertu provoque à cette époque, l’augmentation du nombre de pratiquants judoka. En réponse à cet accroissement, le Kōdōkan doit alors former, rapidement, de nouveaux enseignants compétents. Le gokyō aurait alors été un document pédagogique permettant la formation des nouveaux professeurs. Des sessions de formation seront organisées, à l’Ecole normale supérieur de Tokyo5  jusqu’en 1923, pour enseigner la théorie, kata, randori et gokyō, formant environ 500 professeurs.

Les deuxième et troisième raisons sont toutes deux liées à l’éducation. Depuis la création du judo, un bras de fer est engagé entre le ministère de l’éducation et les représentants d’arts martiaux. Il est question de l’intégration de ces arts au système d’éducation physique du Ministère afin qu’ils soient enseignés à l’école.

A l’époque de la création du gokyō, des écoles et collèges proposent déjà des arts martiaux en dehors des cours. Il est à supposer que Kanō ait créé le gokyō, afin de mettre en place une stratégie pédagogique et convaincre ainsi le ministère6.  

Dans un même temps, Kanō profite de ce bras de fer pour promouvoir les qualités du judo et notamment du randori, un nouvel exercice qui n’est pratiqué dans aucun autre art martial. Dans ce contexte, le gokyō se présente comme une base d’apprentissage proposant une méthode rapide, efficace et motivante pour les nouveaux adhérents à travers l’exercice du randori. Il offre alors la possibilité d’augmenter ses compétences en développant sa capacité à se défendre mais aussi à améliorer son attitude et ses rapports avec les autres.

Image gokyo web

Extrait de la revue Judo Kodokan, volume VII - n°2 montrant certaines techniques du gokyō
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Un trait d'union entre Kata et Randori

    La formation des enseignants était organisée selon l’emploi du temps suivant :  2 heures de théorie par semaine, délivrée par Kano, puis enseignement des kata, randori et méthode d’enseignement confié à Yokoyama Sakujirō, Yamashita Yoshitsugu et Murakami Kunio. On peut considérer que cette « méthode d’enseignement » est le gokyō.

Si le kata est une forme codifiée des techniques pour laquelle aucune modification n’est possible, le randori est plus libre. Le gokyō se positionnerait comme lien entre ces deux méthodes d’apprentissage.
Le kata, notamment le nage-no-kata, est aussi une liste de techniques classée en 5 groupes démontrant les principes d’action du judo7 , avec un classement par famille. Il est apparemment identique à celui d’origine. On peut y voir un parallèle avec le gokyō.
 
Ce même gokyō a été créé dans le but de donner des clés pour pratiquer correctement le randori. L’intitulé du document qui annonce le gokyō de 1920 s’intitule d’ailleurs : « Révision des cinq enseignements des techniques de randori ». Ce lien entre gokyō et randori sera maintenu par les différentes interventions des fondateurs du gokyō, dans divers articles publiés dans les revues sur le judo8.

Conclusion

    Etonnamment, Jigorō Kanō n’évoque jamais le gokyō dans ses nombreux écrits et ne l’utilise pas non plus pour ses démonstrations pédagogiques. Néanmoins, le gokyō sert de base technique dans la formation des enseignants. Il a aussi été réalisé pour ne pas rebuter le débutant (en ce qui concerne les chutes) et amener une base solide dans l’apprentissage du randori.

Il n’y a pas eu d’autre révision après le second gokyō. Même si après la guerre, les priorités étaient autre, de nouvelles refontes auraient permis de l’affiner voir de l’améliorer, dans un souci d’adaptation aux évolutions contemporaines.
Dans les cours de judo moderne, ce sont les techniques d’amplitude qui sont enseignées, à l’inverse du gokyō. De plus, les professeurs préfèrent se concentrer, et ce déjà à l’époque de Kanō, sur la qualité plutôt que la quantité.
Si l’on observe les techniques les plus pratiquées en compétition, on remarque qu’un petit nombre seulement de techniques reviennent. Il s’agit là aussi de techniques d’amplitude9.  
Tout cela a contribué à faire peu à peu tomber dans l’oubli, le gokyō, qui n’est quasiment plus utilisé comme référence aujourd’hui.
 
Le gokyō se révèle pourtant être d’une grande richesse, tant comme méthode d’apprentissage technique que comme mise en situation de randori. Il permet de faire travailler tori et uke ensemble pour se diriger vers un même but : entraide et prospérité mutuelle.

Mais alors, qu’est-ce qui a remplacé le gokyō? Quel type de nomenclature est utilisé de nos jours? Existe-t-il une adaptation officieuse du gokyō? La réponse sera l’objet d’un second article.

MALGORN Stéphane C.N 4ème Dan


Bibliographie:
CADOT, Yves. Promenades en Judo. Métatext, 2015. 417p.

CADOT, Yves, « Gokyô, le livre des secrets? Partie 1/2 », in L’Esprit du Judo, Octobre-Novembre 2017, n°70, pp. 56-58.

CADOT, Yves, « Gokyô, le livre des secrets? Partie 2/2 », in L’Esprit du Judo, Décembre-Janvier 2018, n°71, pp. 56-58.

HABERSETZER, Gabrielle et Robert, Nouvelle Encyclopédie des Arts Martiaux de l’Extrême-Orient, Amphora, 2004. 883p.

« Initiation au Judo », in Judo, VII (n°1), Kodokan, Janvier 1956. 30p.

MAZAC Michel, Jigoro Kano, Père du Judo, Budo Editions, 2006, 315p.

Site internet
Kôdôkan:http://kodokanjudoinstitute.org/en/waza/list/ (consulté en Février 2019)

Notes

1. Le tora no maki est le symbole utilisé pour illustrer la page couverture du livre sur les écrits de maître Gishin Funakoshi (créateur du Karaté Shotokan) Karaté-Do Kyohan publié en 1935. Sa traduction signifie littéralement « rouleau du tigre » (虎の巻) mais peut être compris comme « livre des secrets ». En effet, les japonais n’écrivaient pas sur des livres reliés comme en occident mais sur des rouleaux de papier. Ce sceau était apposé sur le(s) dit rouleaux lui conférant le statut de référence. Dans le langage courant, il représente également les textes de références d’un art martial, ainsi que les secrets de cette même discipline. Le tigre a été peint par Hoan Kosugi, ami et étudiant de Gishin Funakoshi artiste japonais.

2. Yūko no katsudō: « activité efficace ». Revue littéraire crée en janvier 1919 par Jigorō Kanō en remplacement de la revue Judo et sera supprimé en 1922.

3. 6ème dan, Docteur en Etudes japonaise. Maitre de conférence à l’université de Toulouse, auteur d’une thèse sur Jigorō Kanō.

4. De son  nom entier: Dai Nihon Butokukai (Association du martial et de la vertu) ewst une association fondée en 1895 à Kyōtō dont le but est de promouvoir les budō. Elle sera dissoute en 1946.

5. Kanō y est le directeur.

6. Le judo sera intégré à l’école en juillet 1911.

7. Kusushi (déséquilibre), tsukuri (construction), kake (placement).

8. Notamment dans la chronique « techniques pour le randori » de la  revue Yūko no katsudō  ou dans la revue Judo dans la chronique Gokyo no kaisetsu (explication du gokyō).

9. De 1997 à 2007, uchi mata été la technique qui faisait le plus gagner (403 victoires), devant seoi nage (390) et o uchi gari (202). Trois techniques d’amplitude. Hiza guruma (1ère technique du gokyō de 1895 et seconde de celui de 1920 se retrouvait dernière (4 fois seulement elle a fait gagner le combat). Source: CHARLOT E., OLIVIER R., « La meilleur technique du monde…», in L’Esprit du Judo, Juin-Juillet-Août 2007, n°9, pp. 28.

Habukareta waza, Shinmeisho no waza & Méthode Kawaishi - Partie 2/3

Habukareta waza
 

Shinmeisho no waza
 

& Méthode Kawaishi

Introduction

    Dans le précèdent article, nous nous intéressions au gokyō, en essayant de comprendre la logique de cette classification dans l’apprentissage des techniques debout, et la manière dont il conduisait à la pratique du randori.
Le gokyō n’a subi qu’une seule réforme en 1920 puis, a peu à peu perdu de son importance pour être intégré dans d’autres modèles de classification – considérés comme plus modernes. 
Dans cet article, nous analyserons les différents changements subis par le gokyō, puis nous nous intéresserons aux classifications actuelles, dont un en particulier, qui a fait du judo français ce qu’il est aujourd’hui.

Le gokyō, encore une référence ?

    Le gokyō de 1920 n’est composé que de 5 groupes de 8 techniques, formant un total de 40 techniques. Ce classement est aujourd’hui considéré comme une référence. Il est d’ailleurs utilisé de manière officielle dans le classement des Nage waza par le Kōdōkan. Toutefois, il s’accompagne alors de 28 autres techniques.
Pour autant, cela remet-il en cause son statut de référence ? D’où viennent ces 28 techniques supplémentaires ?

La classification du Kōdōkan subit un premier changement en 1982. Il est décidé de faire réapparaitre les 8 techniques supprimées du gokyō en 1895, sans pour autant les y réintégrer totalement. Ce premier sous-groupe est alors nommé habukareta-waza1, signifiant techniques oubliées, retirées. C’est à l’occasion du centième anniversaire de la création du judo que ces techniques auraient été ajoutées au gokyō.
Les 20 autres techniques vont former un deuxième sous-groupe, appelé Shinmeisho no waza, que l’on peut traduire par techniques nouvellement acceptées. Ces techniques sont apparues après divers essais de judokas en compétition, afin de surprendre leur adversaire. Elles se sont imposées par leur emploi fréquent et leur efficacité en compétition. 17 ont été ajoutées en 1982 (le 05 Octobre), puis 2 autres en 1997 - le 1er Avril - (ippon seoi nage et sode tsurikomi goshi). Plus récemment (1er Avril 2017), une technique existante fut supprimée (daki age) et 2 autres furent ajoutées (ko uchi makikomi et obi tori gaeshi).

En termes de techniques de projection, le Kōdōkan reconnaît donc 68 techniques officielles, réparties en 5 groupes de 8 techniques, auxquelles sont ajoutées les 8 techniques réapparues et les 20 techniques nouvellement acceptées. A la place de ces ajouts et suppressions successives, pourquoi ne pas avoir envisagé de refonte du gokyō ?
Les modifications survenues après 1920 avaient pour but de définir l’appartenance des techniques à chaque groupe. Mon hypothèse est que le Kōdōkan a voulu faire évoluer sa classification sans pour autant toucher à celle d’origine créée par Kanō (et de ses élèves). On connait tous la propension des Japonais à lier l’ancien et le moderne afin de respecter le travail des leurs ancêtres.

Pour que la réflexion soit complète, il est nécessaire d’aborder la classification des techniques de contrôle.
Non évoquées dans le précèdent article, les techniques au sol étaient bien pratiquées dans le judo de Kanō2 , bien que moins nombreuses que les techniques de Nage waza3.

De quoi parle-t-on lorsque l’on évoque les katame waza ?
En 1985, le Kōdōkan publie une version unifiée, qui classe 27 techniques de contrôle, en trois groupes, selon leur finalité. On retrouve alors des osaekomi waza – techniques d’immobilisation -, des shime waza – techniques de strangulation et kansetsu waza – techniques de luxation.

Une révision de cette liste est effectuée en 1997 : deux nouvelles techniques sont ajoutées : une de strangulation (do-jime) et une de luxation (ashi garami). Puis en 2017 (le 1er Avril), 3 autres immobilisations vont faire leur apparition : ushiro kesa gatame, uki gatame et ura gatame, portant la liste à 32 techniques de contrôle. Certaines seront interdites en compétition et ne seront pratiquées que dans les katas ou ne seront plus utilisées du tout.

Liste habukareta et shinmeisho web

(Cliquez pour agrandir)

Cet ensemble de 100 techniques (68 debout et 32 au sol) représente la base du judo moderne mondial officialisé par le Kōdōkan.
Le gokyō n’est alors plus la référence « unique ». La classification a donc été quelque peu modifiée. Elle se base maintenant sur la caractéristique biomécanique des techniques, comme les ashi waza ou koshi waza par exemple, plutôt que sur un classement facilitant l’apprentissage du judo.
Par ailleurs, de nombreuses tentatives de classification technique ont été effectuées, en prenant à chaque fois, le gokyō comme référence. Parmi ces tentatives, deux groupes pouvaient se distinguer : ceux dont le but était d’offrir une vision organisée des différentes techniques de judo, comme Koizumi Gunji4 ou le Kōdōkan,  et ceux qui souhaitaient faciliter l’apprentissage du judo (La FFJDA). Dans ce dernier, se distinguent ceux qui se basent sur la classification Kōdōkan (Kawaishi et le gokyō) et ceux qui ne la suivent pas (FFJDA).

Dans ce contexte, deux classifications particulières à la France, vont nous intéresser. Historiquement, elles ont forgé notre judo, lui permettant de devenir ce qu’il est aujourd’hui : La Méthode Kawaishi et la Progression d’enseignement Française de la Fédération Française de Judo et discipline associées.

La Méthode Kawaishi ou l’origine du judo Français

Page de garde methode kawaishi    Avant de présenter la Méthode Kawaishi, il nous faut d’abord présenter l’homme, le judoka à l’origine de celle-ci. Mikinosuke Kawaishi est né à Himeji en août 1899. Après ses études au Dai Nihon butokukaï5 , il quitte le Japon et part vivre à l’étranger, notamment à Londres où il enseigne au Budokwai, dirigé par Koizumi Gunji.
Il arrive en France en 1935 et commence à y enseigner le judo. Il est alors 4ème dan.  En 1936, il créé le club Franco-Japonais qui sera         intégré, un an plus tard, au Jujitsu Club de France6. Fort de ses expériences de voyage et de son enseignement, Kawaishi a l’idée d’adapter la méthode d’apprentissage du Judo au mode de pensée et à la culture européenne. Et c’est avec le concours de Moshe Feldenkrais, qu’il crée sa méthode de Judo. Il y intègre le système des ceintures de couleurs, s’inspirant de celui déjà mis en place à Londres par Gozumi, un modèle que nous utilisons encore de nos jours. Un livre rédigé en 1951 et illustré par un de ses élèves Jean Gailhat, paraîtra sous le titre « Ma méthode de Judo ». Les années suivantes, d’autres ouvrages suivront7. Mikinosuke Kawaishi meurt en 1969 et sera élevé au grade de 10ème Dan à titre posthume en 1975 par la FFJDA (non reconnu par le Kōdōkan).


En quoi consistait cette méthode et en quoi été-t-elle adaptée aux Européens ?
Pour le comprendre, arrêtons-nous sur la classification elle-même. La Méthode Kawaishi est composée de 2 parties, une debout et une au sol, précédées d’un chapitre particulier comprenant 4 parties : Shisei : les positions, Ukemis : les brises chutes, kumi-kata : la garde, et kuzushi : les déséquilibres.
 
La partie debout, Nage Waza, contient 60 techniques.
Il s’agit uniquement de projections, classées selon une logique biomécanique.
On retrouve :
- Les lancements de jambe (Ashi Waza) : 15 mouvements
- Les lancements de hanche (Koshi Waza) : 15 mouvements
- Les lancements d’épaule (Kata Waza) : 6 mouvements
- Les lancements de bras (Te Waza) : 9 mouvements
- Les sacrifices (Sutemi Waza) : 15 mouvements

On peut constater que le nom des techniques a d’abord été francisé et numéroté, puis traduit littéralement. Ainsi, o soto gari est appelé 1er lancement de jambe, puis Grand fauchage extérieur, sa traduction littérale. De même pour haraï goshi, appelé 5ème lancement de Hanche. Finalement, la première appellation sera la plus utilisée, facilitant son apprentissage.
 Même si elle ne respecte pas l’ordre du gokyō, cette classification s’en inspire tout de même.

En commençant par les techniques de jambes, spécialité du Kōdōkan Judo, l’apprentissage se fait à travers plusieurs étapes, une sécurité pour uke, puis les mouvements de hanche. On peut retenir uke tout en commençant à le « porter ». Plus on avance dans le programme, moins uke est retenu par Tori, le laissant libre de chuter. Cela demande une maitrise des chutes plus importante. Kawaishi a donc observé la même logique que celle du Kōdōkan et du gokyō en termes de méthode pédagogique. 

La seconde partie, technique du judo au sol , est composée de 86 techniques :
- Les immobilisations (Katame Waza) : 17 mouvements
- Les strangulations (Shime Waza) : 29 mouvements
- Les luxations des bras (Ude Kwantsetsu Waza) : 25 mouvements
- Les luxations des jambes (Ashi Kwansetsu Waza) : 9 mouvements
- Les luxations du cou (Kubi Kwansetsu Waza) : 6 mouvements

La méthode Kawaishi découpe le travail au sol en plusieurs parties mais prend comme base commune des positions d’études. Ainsi, la partie des strangulations est découpée en 2 séries. Une première de 18 techniques avec 6 positions d’études, et une seconde de 11 techniques avec 4 positions de départ. Cependant, elles apparaissent de manière stricte dans la série des luxations de bras, dans laquelle les 25 techniques sont réparties en 6 positions. La 1ère position contient 4 techniques, la seconde 3, la 3ème et la 4ème contiennent 4 techniques, la 5ème et la 6ème contiennent 5 techniques.  
La partie Ne waza est plus riche que la partie debout car elle contient beaucoup de variantes auxquelles Kawaishi a donné un nom. Elles sont pour la plupart encore pratiquées mais ont été intégrées à un groupe plus large (Exemple : Hasami jime, considéré de nos jours comme une forme de ashi gatame jime).
Le Ne Waza et le Nage-waza sont donc tous deux enseignés. Répartis en plusieurs programmes, chacun est représenté par un système de couleurs formant les grades (kyu). Ce système permet de fidéliser et de matérialiser la progression afin de faire travailler les élèves. Kawaishi fut l’un des premiers à mettre ce modèle en place, ce qui convenait parfaitement au mode de pensée occidental.

La progression est alors réglementée : Les temps de pratique sont définis selon le grade, ainsi que le nombre de techniques à connaître pour passer au grade supérieur.

La méthode Kawaishi était à la fois une méthode d’enseignement clef en main et une méthode d’apprentissage. De par sa classification claire et son cadre pédagogique précis, elle convenait à la mentalité française. A ce propos, Moshe Feldenkrais explique que la méthode Kawaishi « concorde si bien avec l’esprit français qui aime la clarté, la logique et l’enchainement causal ».
Néanmoins, le judo de la méthode de Kawaishi se pratique en statique. En effet, les dojos étant de petite dimension, le manque de place rendait les déplacements difficiles voire impossibles.
Cette absence de mobilité sera le sujet de la principale critique des détracteurs, qui poussera à l’abandon de cette méthode par les judokas. A cela s’ajoutera les soucis d’ordre administratif avec la fédération, et avec ses plus fidèles élèves, au profit entre autres, du judo de Ichiro Abe8. Ce dernier au contraire, proposait un « judo Kōdōkan », souple, aérien et avec beaucoup de mobilité.

Conclusion

A n’en pas douter, grâce à cette méthode d’apprentissage adaptés aux français, le judo prend son essor dans le pays et se construit sur les bases solides issues des techniques que Kawaishi avaient apprises au Japon. Un vrai Judo à la Française se développe et par extension, s’enrichie d’une méthode pédagogique propre, ce qui sera l’objet de la troisième et dernière partie.

Bibliographie:
Aurora MARTINEZ VIDAL, Pino DÍAZ PEREIRA et all, « Capitulo 9, La creatividad en el Judo » par Alfonso Gutiérrez Santiago in Creatividad y deporte: Consideraciones teóricas e investigaciones breves, Edition Wanceulen, Août 2008, 349 p.

BROUSSE Michel, «  Les racines du Judo Français », Edition P.U.B (Presse Universitaire de Bordeaux), 2005, 367 p.

KAWAISHI Mikinosuke, «Ma Méthode de judo», Édition Cario, 1951, 296 p.

Site Internet :
Aux Origines de la Méthode Française d’Enseignement du Judo (1936-1967) : Acculturation, Enjeux Sportifs Internationaux et Gaullisme in Judo pour Tous, [consulté le 17 Décembre 2019].  https://www.judopourtous.com/PagesAnnexees/ProgressionFrancaise1967.htm

LEDONNE Richard, Mikinosuke Kawaishi (1899/1969) in Culture Judo / Ceintures Noires / Hauts Gradés [consulté le 16 Décembre 2019]. https://www.judogironde.fr/sites/default/files/pdf/Intervention%20RLD%20sur%20Kawaishi%20regrou%20HG
%20Aquitaine%203.06.2014.pdf

LLYR Jones, The Principles of osaekomi in Kodokan judo in The Kano Society, [consulté le 17 Décembre 2019].  http://www.kanosociety.org/Bulletins/pdf%20bulletins/Bulletinx38.pdf.

Mikinosuke Kawaishi in Arts Martiaux Traditonnels - BUDO [consulté le 16 Décembre 2019] http://amt-budo.blogg.org/mikinosuke-kawaishi-a116898928.

Names of Judo techniques, in Kôdôkan, [consulté le 17 Décembre 2019]. http://kodokanjudoinstitute.org/en/news/2017/04/names-of-judo-technique/

Names of Judo techniques, in Kôdôkan, [consulté le 17 Décembre 2019].  http://kodokanjudoinstitute.org/en/waza/list/

Notes

1. Habukareta est la forme passive de habuku (省く)- «omettre quelque chose».

2. Au même tire que les atémis jusqu’en 1895 date d’apparition du gokyō.

3. Les techniques au sol (katame waza - technique de contrôle) ne représentait que 26,67% du gokyō, avec 31,25% pour les immobilisations (osaekomi waza), ainsi que pour les étranglement (shime waza) et 37, 50% pour les clés (kansetsu waza).

4. Koizumi Gunji (ou Gingyo) était un disciple de Kanō Jigorō. Il développera le Judo en Angleterre à partir de 1906 puis créa le Budokwai à Londres en 1918. Il est le créateur des ceintures de couleurs et aurait inspiré Kawaishi pour les utiliser dans sa méthode. Certains le considère comme le père du Judo européen. À sa mort, il sera promu 8ème Dan.

5. Le Dai Nihon Butokukai (association des vertus martial du Grand Japon) est une association crée en 1895 à Kyoto. Ses missions étaient d’organiser et de classifier les styles et écoles d’arts martiaux et ceux de manière légale. On pouvaient alors s’entrainer au Judo, Kendo, Kyudo, Karate-do, Naginata-do etc.

6. Crée par Moshe Feldenkrais (Docteur en Science, Sorbonne) qui était un ingénieur, un physicien et un inventeur. Il pratiquait les arts martiaux et étudiait le développement humain. Sa rencontre avec Maître Kanō sera un  tournant pour lui et le Judo Francais. Il fut l’un des fondateurs du Jujitsu Club de France et fut l’un des premiers européens à être ceinture noire de Judo. Il est le créateur d’une thérapie psychomotrice qui porte son nom.

7. "Ma Méthode de judo", 296 pages, Éd. Cario, 1951, "Ma méthode de self-defense", 1952. "Enchainements et contreprises du Judo debout", 158 pages, Éd. Publi-Judo, 1959. Suivi de "Ma méthode secrète de judo", 199 pages, Adapté par Bouthinon André, 1960 et 1964, et "Les Katas complets du Judo", 300 pages, Éd. Chiron, 1967 (Traduction anglaise : "The Complete 7 Katas of Judo", 208 pages, Overlook, Londres, 1982.

8. Ichiro Abe est un expert Japonais en Judo né en 1922. Il commença le judo à l’âge de douze ans avec maître Sato et obtint son premier dan en 1938.
Il fut envoyé en France par le Kōdōkan, plus précisément à Toulouse en 1951. C’est donc dans le dojo Shutokan qui l’y enseignera un judo dynamique qui va  entrer en concurrence avec la méthode officielle de l’époque, celle de Maître Kawaishi. Il restera deux ans en France puis partira s’installer à Bruxelles. Son passage, si court soit-il, a marqué le Judo Français. Il est considéré, après Kawaishi, comme l’un des pionniers du judo Français. Il est actuellement l’un des trois 10ème dan encore vivant du Kōdōkan.

Les Progressions Françaises d'enseignements - Partie 3/3


 

Les Progressions
Françaises d'enseignements

 

 

Introduction

Dans la précédente partie, on a appréhendé la manière dont le judo s’est développé en France, par l’apport de différentes méthodes pédagogiques par certains judokas venus du Japon, et par leur adaptation aux modes de pensée européens. Au Japon, la progression traditionnelle dans les arts martiaux est représentée par 3 étapes : Shu, Ha, Ri1. La première étape consiste à imiter, copier le maître. Dans la seconde, on commence à se libérer de l’exemple. Dans la troisième, on se détache totalement pour se diriger vers sa propre voie. Dans le cadre de notre réflexion, on peut considérer que cette dernière étape, le Ri, est consacré à l’émancipation de la France, à travers la mise en place de sa propre méthode de progression technique et de ses réformes.

Cahier technique et 1ère progression française de 1967 : Une méthode qui s’affranchit.

Après la fin de « l’ère Kawaishi » et avec l’arrivée du Judō Kōdōkan de Abe, la question de la formation n’était pas au cœur de la fédération. Il faut attendre 1964 pour qu’elle devienne une véritable préoccupation, et ce malgré le texte en vigueur régissant le diplôme de professeur de judo. (Voir La méthode française d’enseignement de judo: un outil pour la formation des professeurs).

En 1967, nait la première progression française issue de la Fédération, sous le nom « la progression française d’enseignement », mais appelée aussi « Cahiers techniques ». Elle est scindée en deux volumes : l’un traitant des techniques de projection et l’autre, des techniques au sol. Cette progression est élaborée par 25 professeurs diplômés d’Etat, réunis en groupe de travail afin de proposer une méthode d’enseignement.

Dans cette nouvelle méthode d’enseignement, on s’écarte des méthodes connues : l’ordre d’apprentissage des techniques du Gokyō, sa méthode centrée sur uke, mais aussi de la méthode Kawaishi. Ces nouveaux Cahiers Techniques feront la spécificité de la méthode française.
Toutefois, l’influence de ces mêmes méthodes, dominantes jusqu’alors, reste forte. Ne serait-ce que par le maintient du système des ceintures de couleur (six couleurs : blanche, jaune, orange, verte, bleue et marron). Pour les enfants, commençant la pratique du judo à 8 ans, un système de barrettes par grade est mis en place. Il leur faut alors obtenir plusieurs barrettes avant de passer le grade supérieur. La ceinture violette quant à elle, pouvait être attribuée aux judokas trop jeunes pour passer la ceinture marron.

Dans cette nouvelle progression, l’accent est mis sur tori, offrant un apprentissage progressif des techniques. En lien direct avec les six couleurs des ceintures, six groupes sont créés. Dans chacun d’eux, un programme d’enseignement debout et au sol est mis en place. Pour chaque groupe sont indiqués la durée de pratique et le nombre de leçons minimum requis pour passer au grade suivant. Par exemple, pour passer la ceinture jaune, le temps minimum de pratique est de 2 mois, soit 16 leçons.

L’accent est mis davantage sur les techniques debout plutôt que sur celles se pratiquant au sol. Dans le programme de ceinture blanche par exemple, la répartition indiquée est de 4/5 pour le debout et 1/5 pour le sol.

Concernant la pratique debout, l’étude des techniques se fait encore principalement en statique, héritage de la méthode Kawaishi. Cependant, les techniques sont appliquées avec des entrées directes alors que la méthode Kawaishi, comme dit plus haut, appliquait les techniques avec des entrées en cercle. En tout, 33 techniques ont été retenues pour la partie debout. Pour chaque grade, plusieurs techniques sont présentées, chacune divisées en 10 parties, telles que :

- l’explication du kuzushi, tsukuri, kake2,
- les opportunités,
- les combinaisons,
- les contres-prises,

- les esquives et défenses, - les liaisons debout-sol
- les exercices spécifiques.

Le travail d’uke doit être réalisé en dehors de l’apprentissage technique, selon un travail spécifique sur les ukemi, chose que l’on ne faisait pas avant. Une progression pédagogique des ukemi est proposée avec plusieurs positions de départ, de la plus simple à la plus complexe, sous forme d’éducatifs. 3 types de chutes y sont abordées : la chute arrière, la chute latérale et la chute avant. Les techniques ont leur appellation en japonais mais sont systématiquement traduites en français, gardant la distance avec la méthode Kōdōkan. Néanmoins, en enlevant le jujitsu des programmes, la nouvelle méthode ne rompt pas totalement les liens avec ses prédécesseurs.

Le travail au sol quant à lui, se découpe en trois axes :
- L’apprentissage des techniques de contrôle ou de strangulation, et clés de bras selon le grade :

Le programme compte en tout 10 immobilisations. Les clés et étranglements se basent notamment sur quelques exemples d’étranglement, tirés de la méthode Kawaishi. Le numéro ainsi que la série issue de cette dernière est donné à titre indicatif, preuve que la méthode est encore bien présente dans les têtes des judokas de l’époque. Ce parti pris s’explique par le très grand nombre de clés et d’étranglements présents dans la méthode Kawaishi. Un recentrage des connaissances a été préféré à une innovation totale.
-  Les exercices de coordinations,
- Les entrées dans différentes positions permettant d’appliquer les techniques vues dans le programme

Les entrées sont catégorisées en 4 groupes. Elles rappellent les positions de clés utilisées par Kawaishi, représentant les différentes positions de tori par rapport à uke. Par exemple, le groupe 2 considère tori se positionnant sur le côté de uke.
Trois grands axes représentent la structure de cette méthode : la valeur éducative des techniques, la facilité et le danger d’exécution, et l’action psychologique sur l’élève. Cette valeur éducative s’appréhende surtout sur le plan physique ou sportif, dans un souci d’uniformisation. En effet, le contexte de l’époque témoigne d’une politique de rayonnement de la France à l’international. La dimension sportive prend alors le pas sur la dimension culturelle ou morale.

Cette uniformisation permet aussi d’augmenter le niveau technique général et d’améliorer le côté sportif des judokas, dans une période où le sport prend de plus en plus de place. Les valeurs de sécurité, de rapport physique, mais surtout d’efficacité sont valorisés, afin d’assurer une bonne pratique du judo.
Malgré leur forte influence, la scission s’installe avec les méthodes Kōdōkan et Kawaishi. La valeur sportive qui est intégrée s’avère tout à fait spécifique au judo Français et à sa progression française d’enseignement, mondialement reconnus.

Première réforme pédagogique de la progression française en 1992

En 1989, la FFJDA entreprend une réforme de son enseignement. Après l’uniformisation, l’amélioration de la qualité de l’enseignement devient un axe principal de réflexion. A la suite de cela, paraît en 1992, un classeur à destination des professeurs : La Méthode Française d’enseignement du Judo-Jujitsu.

Alors qu’avant la progression de 1967, l’enseignement avait tardé à trouver un intérêt au sein des instances du judo, cette fois-ci, elle est au centre et va même au-delà. D’ailleurs, Daniel Berthelot3 le souligne dans la préface : « La qualité de l’enseignement est la base de tout ! » Cette réforme part donc d’une volonté de se replacer dans le contexte d’évolution des pratiquants. A ce propos, Didier Janicot – adjoint au D.T.N à l’époque – signe l’introduction de cette méthode : « L’enseignement du judo-jujitsu, comme sa pratique, nécessite de s’adapter sans cesse au contexte dans lequel on intervient. La population qui fréquente aujourd’hui nos clubs s’est profondément rajeunie, les méthodes et programmes officiels d’enseignement se devaient de suivre ce mouvement. »

L’enseignement se divise en trois étapes que sont l’initiation, le perfectionnement global et le perfectionnement individualisé. A l’intérieur des ces trois étapes, les niveaux sont répartis par ceintures de couleur. Comme nous avions pu l’évoquer, le fait de garder le système de classification des ceintures rappelle l’attachement à la méthode Kawaishi, ainsi que celle de la progression de 1967. Cependant, la nouveauté réside dans la mise en place des ceintures bicolores. Cette réforme répond à un constat : celui de l’abaissement de l’âge des pratiquants. En effet, à cette période, plus de 70% des pratiquants ont moins de 15 ans. Ces chiffres éloquents deviennent également un vrai sujet de cette méthode. Celle de 1967, s’adressant plus à des adultes, n’était pas adaptée au public pratiquant de plus en plus jeune. Des âges planchers sont alors définis pour chaque ceinture, afin d’harmoniser les apprentissages. L’âge pour démarrer l’apprentissage du judo est fixé à 6 ans4. Dans la lignée de la méthode de 1967, la distance est prise avec la méthode Kōdōkan, puisque les techniques ont leur appellation en japonais, mais sont systématiquement traduites en français. Les programmes reposent sur l’apprentissage de techniques debout, ainsi que sur la mise en place de situations d’études et/ou tactiques, adaptées à chaque grade, et permettant de les appliquer. Les techniques se réalisent dorénavant en déplacement. Les situations d’études subissent également une évolution importante, un procédé pédagogique plaçant au premier plan le dynamisme, la mobilité, ainsi que les forces exercées dans le couple. Le but étant de recréer des situations favorables pour placer les techniques, afin que les pratiquants s’en resservent lors des randoris. De fait, la relation du binôme évolue, créant une symbiose entre Tori et Uke. L’attention n’est plus seulement centrée sur tori. Dans ces situations d’étude, certaines sont à l’initiative de uke, et d’autres à l’initiative de Tori, ce qui est une véritable nouveauté. Par exemple : Tori tire et recule, Uke cède et avance puis inversement.
L’ordre des techniques a été réétudié afin de faciliter leur exécution pour tori, et de sécuriser la chute de uke. Les premières années, on retrouve des formes globales de technique, avec pour la plupart des appuis écartés. Ensuite, sont indiquées les techniques avec appuis serrés et portées. Puis, suivent les techniques sur un appui, pour terminer sur des techniques de sutemi, plus difficiles pour l’équilibre de tori. Cette répartition permet à Tori d’être de plus en plus stable, et à Uke d’être très contrôlé au départ mais un peu plus libre par la suite.

Comparatif 1968 1992 web

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Pour le judo au sol, le même modèle se dessine. Au sol, les situations tactiques et d’études sont aussi présentes. La variation des positions de Tori, mais aussi de Uke, constitue une base : le travail de Tori sur le dos, Uke entre les jambes. La reprise d’initiative est également mise en avant. La recherche d’un équilibre entre les positions adoptées est aussi une préoccupation énoncée dans la progression du judoka.

Au total, le programme comporte 37 techniques de projections. Toutefois, ont été retenues 5 immobilisations, 7 étranglements et 6 clés de bras. Quoiqu’il en soit cette méthode ne se voulait pas une méthode stricte à appliquer à la lettre mais plutôt un guide, avec un cadre ouvert permettant de construire une méthode progressive d’apprentissage.

L’année dernière, une nouvelle réforme a vu le jour pour réactualiser l’enseignement dans un « contexte nouveau »5. Tout comme en 1992, l’âge des judokas a encore baissé. A l’époque, la fédération avait déjà répondu à forte évolution en créant l’éveil judo6, pour accueillir les enfants de 4 et 5 ans. Désormais, ils sont intégrés dans la progression car, l’âge du début de pratique est alors abaissé à 4 ans.

Deuxième réforme de l’enseignement Français : 2019

Dans sa préface, Serge Decosterd indique que « la ceinture noire doit être un référent technique au sein de son association ». Aussi, ce grade donne dorénavant accès à des diplômes d’enseignement. Le grade de ceinture noire est alors revalorisé, permettant ainsi de relever le niveau de compétence des porteurs de cette ceinture. En effet, les épreuves d’obtention de la ceinture noire ont évoluent aux aussi, avec l’ajout d’une unité de valeur technique comprenant techniques debout, sol et jujitsu, la rendant de fait plus exigeante. Pour palier à l’abaissement de l’âge de l’apprentissage du judo, deux ceintures bicolores font leurs apparitions : la verte-bleue et la bleue-marron.
À présent, on compte donc 12 niveaux avant d’atteindre la ceinture noire, ne faisant pas cependant évoluer l’âge plancher pour l’atteindre.
Dans la progression de 2019, on retrouve les trois mêmes phases qu’en 1992, à savoir l’initiation, le perfectionnement global et le perfectionnement individualisé.
Les situations d’études restent présentes avec pour objectifs, l’acquisition de compétences. Apprendre en situation reste un atout majeur qui se développe à travers le thème de la mobilité avec l’apprentissage de l’action-réaction, des opportunités, des liaisons debout-sol et bien sûr, des saisies, gardes et postures. L’acquisition de ces principes passe par des situations, des exercices de mobilité, aussi bien debout qu’au sol.
La sécurité est un des axes de cette méthode. Bien évidemment, la sécurisation par la maitrise des Ukemi et toujours présente.

Toutefois, savoir chuter et faire chuter, seul et à deux, à travers une progression de la chute, n’est qu’une première phase.
C’est alors qu’apparaît la sécurisation dans les placements, un travail des positionnements, des postures et de leurs adaptations, évitant les « mauvaises positions, [les] charges et [les] efforts nuisibles »7. Le but étant de se préserver physiquement.

Au fond, le grand principe du Judo reste le même : atteindre un maximum d’efficacité pour un minimum d’effort, mais sans traumatisme. Ce dernier point correspond à la deuxième phase, une grande nouveauté. Même si cette notion était sous-jacente dans les anciennes méthodes, elle est clairement exprimée ici. La préservation de la santé permet alors de promouvoir une discipline faisant partie intégrante du Judo : le Taiso8. De même, le jujitsu bien que déjà présent dans la méthode de 1992, prend encore plus d’importance en proposant une mise en avant de la self défense. Enfin, l’arbitrage et la culture judo obtiennent également un chapitre réservé soulignant l’importance de la diversification du Judo.

En termes de méthode à proprement parler, notamment pour le nage-waza, l’axe du choix des techniques reste la même que dans la méthode de 1992. Les premières techniques situées dans la période globale seront « des formes de », notamment avec deux appuis au sol, à dominante otoshi. L’action est maîtrisée par Tori et très sécurisante pour Uke. Viendra par la suite, des techniques sur deux appuis écartés, pour lesquelles la chute sera plus haute mais toujours réalisée avec une action de contrôle fort de Uke, de la part de Tori. A mesure de l’avancement dans la progression, on resserrera les appuis de Tori tout en libérant Uke, toujours contrôlé par Tori. Les déplacements avec des tai sabaki, seront complexifiés, allant vers des mouvements de grandes amplitudes. Dans la période de perfectionnement globale, les techniques de grande amplitude, sur un appui, seront abordées, tout comme les sutémi et les techniques de soulevé. Par exemple dans kata guruma. Les techniques de saisie de jambes et les makikomi viendront compléter l’apprentissage en perfectionnement individualisé.

Dans le domaine du ne waza, les techniques fondamentales seront apprises en premier, dans chacune des deux familles : gesa et shiho, avec les sorties d’immobilisations correspondantes. Les kuzure, les mises en situation et les reprises d’initiative arrivent ensuite. Enfin, apparaitront dans le perfectionnement global, les clés puis les étranglements, qui clôtureront la progression.

À l’heure où ces lignes sont rédigées, la progression 2019 est tout juste publiée. Il est donc impossible de prendre réellement du recul vis-à-vis de cette méthode. Ce qui en ressort néanmoins, c’est la multiplicité de la progression, avec d’un côté le judo, mais aussi le jujitsu, le self défense, le taiso, l’arbitrage et la culture. Tous les aspects du judo sont couchés sur le papier. La méthode se veut, comme en 1992, offrir un cadre ouvert en détaillant des principes, des mises en situations. Elle s’appuie sur une progression technique, permettant d’aborder la pratique du judo de manière complète. Elle essaie ainsi de s’adapter au contexte de notre époque. Tout en considérant ces aspects, seul le temps permettra d’appréhender les bénéfices de la modification de cette méthode.

Comparatif 1968 1992 web

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Conclusion :

Pour Maître Kanō, la partie éducative a toujours été au centre de ses préoccupations et donc de sa méthode Judo. Encore aujourd’hui, cette partie éducative continue à être le cœur de la pratique Judo, à travers la formation des professeurs et la mise en place de diverses méthodes de progression, au Japon comme en France. Notons que la première méthode d’apprentissage du Judo date de 1895, soit il y a 125 ans !

Au cours de ces années, différentes personnalités marquantes ont créé et proposé leurs propres méthodes, tout comme des groupes de travail se sont mis en place sous l’impulsion de la fédération, afin de faire évoluer les méthodes officielles. Toutes ces réflexions autour de la pédagogie attestent de cette volonté commune de perduration de l’apprentissage qualitatif du judo, dans un esprit similaire à ce que maître Kano exprima en ces mots : « Rien sous le ciel n’est plus important que l’éducation : l’enseignement d’un maître de valeur peut en influencer beaucoup et ce qui a été appris correctement par une génération pourra être transmis à cent générations. »

Bibliographie:

BROUSSE Michel, « Les racines du Judo Français », Edition P.U.B (Presse Universitaire de Bordeaux), 2005, 367 p.

FFJDA, « La progression Française d’enseignement », Tome I. Techniques de projection Nage-waza, Edition FFJDA, 1967, 167 p.

FFJDA, « La progression Française d’enseignement », Tome II. Techniques au sol Ne-waza, Edition FFJDA, 1967, 144 p.

FFJDA, « Méthode Française d’enseignement du Judo-Jujitsu », Edition FFJDA, 1992 ,88 p. FFJDA, « Progression Française d’enseignement du Judo-Jujitsu», Edition FFJDA, 2019 ,208 p.

Site Internet :

Aux Origines de la Méthode Française d’Enseignement du Judo (1936-1967) : Acculturation, Enjeux Sportifs Internationaux et Gaullisme in Judo pour Tous, [consulté le 17 Décembre 2019]. https://www. judopourtous.com/PagesAnnexees/ProgressionFrancaise1967.htm

Réforme de la progression Française du Gokyo de 1920 à 2019 in C’estquoitonkim [consulté le 16 Décembre 2019]. http://www.cestquoitonkim.com/2019/10/judo-reforme-de-la-progression-francaise.html

Notes

Note 1 : Littéralement : protéger (), briser (), se détacher (). Ce sont les trois étapes traditionnelles d’apprentissage dans les arts martiaux. En judo, ce concept s’apparente à l’apprentissage des Kata.

Note 2 : Traduit par déséquilibre (崩し), préparation du mouvement (作), placement (掛け). Ce sont les trois phases dans la construction d’une technique de projection. Selon De Crée et Edmonds, il y en aurait en réalité sept : 1. L’opportunité et le moment optimal pour réussir (Debana - 出端), 2. La préparation (Tsukuri - 作り), 3. La saisie (Kumu - 組む), 4. Le déséquilibre (Kuzushi - 崩し), 5. Le placement (Kake - 掛け), 6.  La projection (Nageru - 投げる), et 7. La continuité dans la projection, littéralement, la “continuation de l’Esprit” (Zanshin - 残心). L’ordre des 3 trois premiers peuvent changer selon les circonstances. DE CRÉE, Carl « Nanatsu­no­kata, Endō­no­kata, and Jōge­no­kata ―A pedagogical and qualitative biomechanical evaluation of Hirano Tokio’s kuzushi (unbalancing) concept as part of skill acquisition for throwing techniques in Kōdōkan jūdō »in Revista de Artes Marciales Asiáticas , Juillet-Décembre 2014, Volume 9, n°2, p. 69-96.

Note 3 : Président de la Fédération Française de Judo et discipline associées (F.F.J.D.A) au moment de la parution du classeur

Note 4 : Arrivera par la suite en 2004, l’éveil judo qui regroupe les enfants de 4 et 5 ans.

Note 5 : Préface de Serge Decosterd, responsable de l’enseignement à la F.F.J.D.A.

Note 6 : l’Eveil judo à pour but de développer les capacités physiques et éducatives comme la préhension, la locomotion et l’équilibration, en transmettant les valeurs morales du judo à un public très jeune (4/5ans). Ce n’est pas à proprement par du judo mais tout ce qui les préparent à un bon schéma corporel, que ce soit pour le judo ou un autre sport. Le Judo a été précurseur dans l’accueil du très jeune public.

Note 7 : Citation page 23, de la Progression Française d’enseignement du Judo Jujitsu 2019

Note 8 : Littéralement préparation du corps (体操).

Date de dernière mise à jour : 12/03/2021